Dans vingt ans, comment les générations suivantes jugeront-elles nos silences, nos reculs, nos consentements ? Et puis surtout l’irresponsabilité inhumaine des décideurs qui, aujourd’hui, nous expliquent, comme si c’était évident, qu’il n’y a pas d’alternative au malheur, à l’horreur ?
L’Europe file un mauvais coton. Environ 40.000 personnes ont été recensées comme mortes sur ses frontières extérieures. Le petit Ilan, par exemple, cet enfant syrien échoué sur une plage de Bodrum, les bras posés le long d’un petit corps gonflé, short rouge, chemise bleue… La tête encore dans l’écume, il avait, comme on dit, ému l’opinion en 2015. S’en souvient-on ?
Au nom d’une lutte antiterroriste, des frontières internes que les moins de 26 ans ne peuvent avoir connues sont rétablies pour entraver plus qu’empêcher le passage et la circulation de personnes.
Surtout si celles-ci ont la peau plus foncée que celle des autochtones au visage pâle. Elles sont sans papier, sans droits, sans moyens.
Aucune barrière ne résiste pourtant à l’espoir d’hommes et de femmes qui fuient dans un élan vital vers la lumière d’une vie meilleure.
« J’ai commencé à aider au passage de femmes et d’enfants quand je me suis rendu compte que seuls les plus forts parvenaient à passer. Je ne peux me faire à l’idée que l’asile se mérite et ne serait finalement accessible qu’aux plus forts. » Ainsi s’exprime Cédric Herrou, modeste paysan de la vallée du Roya partagée entre la France et l’Italie : simplement, puissamment. Il est le héros du documentaire « Libre » de Michel Toesca retenu dans la sélection officielle du prochain festival de Cannes.
Cet agriculteur de Breil est assigné à résidence. Il est poursuivi pour avoir porté secours notamment à des mineurs. Il est accusé de les avoir aidés à passer une frontière qui n’existe théoriquement pas. Ou seulement pour des terroristes que personne n’a vu jamais passer par là… Peut-être aussi parce qu’il le revendique et parce qu’il a déjà fait condamner à quatre reprises « son » préfet. La Justice a considéré que le dignitaire de la République prenait trop de liberté… avec le droit d’asile. Rien que ça, mais qui n’a conduit ni à sa mutation ni à aucune sanction. La réalité est possiblement plus cynique encore. Eric Fassin, sociologue et professeur à l’université de Paris VIII, évoque en effet l’existence d’une « prime au mérite » pour ces fonctionnaires de très haut rang. Le nôtre pourrait se targuer de pas moins de 60.000 reconductions vers l’Italie d’exilés arrêtés dans sa circonscription. Certains de ces « navetteurs » ont été ramenés cinq, sept, dix fois… Ils persévèrent. Bon pour le grade du préfet ?
Ecrire l’Histoire au présent
Cédric Herrou a eu, et en « une » s’il vous plaît, les honneurs du New York Times dont il avait embarqué le journaliste pour un passage par la montagne de quelques gamins laissant l’Erythrée et leur enfance dans le dos. Ça lui valut d’être comparé aux animateurs d’un réseau américain qui exfiltraient des esclaves du Sud au moment de la guerre de Sécession. Il est surtout l’étendard d’une résistance, d’une région frontalière où l’accueil reste une valeur, d’une certaine idée d’une humanité à partager. « Non, je ne me reconnais pas dans l’action humanitaire, dit-il. Je fais de la politique et je le revendique. » Il insiste : « Les migrants, c’est nous dans vingt ans. Pas parce qu’on va migrer. Mais parce que la manière dont le pouvoir les traite annonce la manière dont les plus faibles d’entre nous seront traités demain… »
Il se dit que nous ne pouvons pas accueillir « toute la misère du monde ». Il se fait que nous n’en recevons qu’une infime partie. Ce sont les pays les plus pauvres qui développent les plus grands efforts d’hospitalité. Qu’en retiendra l’Histoire ? Tant que la société filera son mauvais coton et qu’il restera des résistants de l’étoffe de ce paysan de la Roya, les décideurs auront des raisons de redouter le jugement des cours d’histoire qu’auront demain entre leurs mains leurs propres petits-enfants.
La leçon vaut de la même manière pour les irresponsables politiques qui imaginent développer le « concept » de « délit de solidarité » à travers la criminalisation de l’accueil des réfugiés chez nous. En autorisant les visites domiciliaires pour traquer des hommes, des femmes et des enfants, par exemple…
Elle vaut aussi pour la Justice saisie à Anvers ou à Liège pour juger des syndicalistes qui ont choisi, eux aussi, le camp de la solidarité pour défendre les plus faibles, leurs droits à la sécurité sociale, à un salaire décent et indexé, à une pension digne…
C’est toujours au présent que s’écrit l’Histoire.
Nico Cué
Secrétaire général